Que serait la vie humaine sans jugement, sans discernement et par conséquent sans décisions réfléchies? Quand trop de choses à la fois n’ont plus de bon sens, il faut bien s’arrêter, réévaluer, retrouver le sens de la mesure et donner plus de crédit au jugement. Notre humanisation, comme celle de notre société, est largement tributaire de la qualité de notre jugement.
Cette courte entrevue (cf. vidéo) de Jacques Grand’Maison a été conçue par « La télévision communautaire de Montréal » (TCF). Jacques Grand’Maison est sociologue, théologien, prêtre et écrivain québécois. Il a écrit plusieurs ouvrages dont Quand le jugement fout le camp, Montréal, Fides, 1999, 230 p.
« Apprendre à bien juger? » le titre peut surprendre.
En effet, ne sommes-nous pas dans une société qui valorise énormément « l’émotion » et qui clame à qui veut l’entendre qu’il ne faudrait pas juger?
« À chacun son opinion », « c’est ton point de vue » …
De plus, selon une affirmation souvent répétée, toutes les opinions seraient équivalentes …
Et pourtant, que serait la vie humaine sans jugement, sans discernement et par conséquent sans décisions réfléchies?
Quand trop de choses à la fois n’ont plus de bon sens, il faut bien s’arrêter, réévaluer, retrouver le sens de la mesure et donner plus de crédit au jugement.
Apprendre à bien juger, une tâche spécifiquement humaine :
- Discerner
- Faire preuve de pensée critique
- Choisir les valeurs qui sont des gages d’humanisation
- Savoir écouter sa conscience
- Grandir en liberté intérieure
- Être à l’écoute de ses sentiments (ceux-ci étant plus profonds que les émotions)
- Partir en quête de sens
Notre humanisation, comme celle de notre société, est largement tributaire de la qualité de notre jugement.
Bien juger, pourquoi est-ce si important ?
Comme le souligne Jacques Grand’Maison, nous vivons aujourd’hui dans une société plus complexe qu’autrefois où tout bouge vite. De plus, les repères semblent moins nombreux.
Chose certaine, la mentalité moderne qui consiste à penser par soi-même et à agir par soi-même nous renvoie davantage à notre faculté de juger.
Pourquoi juger? Parce que pour vivre, et surtout bien vivre, nous avons besoin de prendre de bonnes décisions. Cela vaut autant sur les plans individuel que collectif.
Prenez la carte de crédit par exemple…
Utiliser la carte de crédit à bon escient demande du jugement.
De fait, quantité de personnes s’endettent au-delà de leurs moyens, par faute de discernement.
On pourrait en dire autant des politiciens irresponsables qui nous promettent la lune au détriment des générations à venir. Tôt ou tard, il y a un prix à payer pour des dépenses incontrôlées.
Un bon jugement permet d’agir dans le bon sens.
Du jugement… pour savoir quand il ne faut pas juger !
Étonnamment, le jugement permet également de discerner « quand il faut savoir suspendre son jugement ».
Un exemple…
Face à la tragédie d’une personne qui s’est enlevé la vie, qui peut oser prétendre « expliquer » pourquoi la personne en détresse a agi de la sorte?
On peut bien essayer de comprendre, notamment afin de faire de la prévention et éventuellement aider les personnes en mal de vivre. Seulement… avouons qu’il nous manque l’ensemble des facteurs nous permettant de comprendre en profondeur ce qui a poussé une personne à s’enlever la vie.
Il y a des moments où l’on doive suspendre son jugement; et pour ce faire, cela demande du jugement.
De fait, quand une situation particulière le demande, savoir retenir son jugement est la marque d’une qualité d’humanité, de conscience et de respect des autres, de maîtrise de soi, de finesse de l’âme et de civilité.
Autre exemple, à propos de la tolérance
Notre société en manque de jugement en vient à exalter une tolérance sans limites jusqu’à aller à une tolérance pour l’inacceptable, l’important étant d’être « ouvert à tout prix ».
Jacques Grand’Maison se demande si ce type de tolérance est l’effet d’une grande âme ou si ce n’est pas plutôt celui d’une volonté de néant, d’une volonté de ne plus être et la marque d’une société sans valeurs fortes (anomie).
Que faut-il pour bien juger ?
Tout d’abord, soulignons que l’aptitude à bien juger tient d’un long apprentissage.
Cette « philosophie au quotidien » ne s’apprend pas du jour au lendemain.
Il devrait être l’un des principaux objectifs de l’éducation, autant familiale que scolaire.
Il faut apprendre à bien juger les choses de la vie : discerner ce qui est bon, moins bon et pas bon du tout.
La pratique du jugement commence très tôt dans la vie. Déjà, à l’occasion d’échanges de qualité autour de la table à la maison, nous participons à la mise en place de notre faculté de juger.
On développe ainsi le souci et le sens de ce que l’on dit, de ce que l’on pense et bien sûr, de ce que l’on fait.
Le souci de bien juger est une sorte de philosophie tissée à partir d’un ensemble de touches intimement reliées : le bon sens, la civilité, la rectitude de la conscience (ainsi que son examen) et l’à-propos du comportement par rapport aux mœurs et coutumes du temps.
L’importance de prendre du recul
Le jugement demande que l’on se questionne. Il demande donc une capacité de distance à soi-même. Il permet de « penser à son affaire ».
Pour porter un bon jugement, il faut prendre garde de ne pas fusionner avec ses émotions. Il faut savoir retrouver l’amour de la réflexion et avoir une certaine distance à l’égard de soi.
Comme l’affirme Grand’Maison, le pire esclavage est celui qu’on se crée soi-même, parce qu’on n’a même plus la conscience pour s’en rendre compte.
Par le passé, au Québec, il y avait une devise que faisaient sienne les groupes d’action catholique : « Voir, Juger, Agir ».
Une devise pleine de bon sens que l’on peut mettre en pratique autant sur les plans personnel que social :
- Voir :
- Prendre acte d’une situation donnée
- Chercher à bien saisir le réel (ce qui se passe)
- Juger :
- Évaluer la situation
- Peser le pour et le contre
- Chercher où se situe le vrai bien
- Agir :
- Décider en vue de l’action
Face à une culture narcissique qui interdit tout jugement sur soi (parce que ce serait culpabilisant ou qu’il faudrait « s’accepter tel qu’on est »), il importe au contraire de savoir revisiter sa vie et ses rapports aux autres afin de vivre une vie plus pleine.
Comme le disait Bertrand Russell, « il faut souhaiter une vie guidée par la raison et inspirée par l’amour ».
Un besoin pour notre temps
Lors d’une enquête faite auprès de jeunes cégépiens, Jacques Grand’Maison, a observé que nombre de jeunes se retrouvent avec plusieurs incertitudes et questions existentielles :
- Mes études me mènent où?
- Vais-je avoir un emploi qui me rejoigne?
- Vais-je pouvoir fonder une famille?
- Où va la société?
- Y a-t-il encore quelque chose de sacré dans notre société?
Chose certaine, les jeunes sentent le besoin de trouver quelque chose de fort et de solide au fond d’eux-mêmes. Un appel à trouver des repères et des valeurs fondamentales qui donnent sens à leur vie.
Conscience et valeurs
L’importance de la conscience est capitale :
- Selon le philosophe Heidegger, la conscience est un appel qui vient de moi et qui pourtant me dépasse.
- Selon Paul Valadier, la conscience est et doit rester une référence fondamentale.
La conscience est en fait la plus intime compagne quotidienne de nos actes et de nos pensées, de nos choix et de nos décisions, dans l’exercice de mille et un jugements auxquels nous sommes couramment confrontés.
Comme l’affirme Grand’Maison, lorsqu’une conscience n’oblige à rien, le jugement sur soi fout le camp. Il se porte alors sur les autres qu’on considère comme étant les seuls responsables.
La fidélité à sa conscience peut conduire à des gestes courageux dont notre société a grandement besoin.
La conscience? Un socle intérieur pour discerner les valeurs gage d’humanisation.
Place à la mémoire
Afin de se connaître, plusieurs traditions spirituelles et écoles de psychologie soulignent l’importance de savoir relire sa vie afin de passer du « vécu à l’expérience », afin d’apprendre à se connaître, afin de tirer les leçons que la vie nous suggère.
Comme le souligne Grand’Maison, « il n’y a pas de véritable expérience humaine ni de conscience adulte sans mémoire. »
Cela est également vrai sur le plan collectif.
Un peuple sans mémoire devient un peuple sans identité, sans conscience historique et sans culture propre. Un peuple sans racines.
D’où l’importance des rapports entre les générations qui s’avèrent être un des rares lieux de la mémoire vivante.
Travailler ensemble à une vie plus sensée avec des valeurs mieux fondées et mieux respectées.
Dans notre société, il y a malheureusement une forme d’interdit à transmettre ses richesses culturelles ou morales propres, et ce, comme si l’on interdisait aux adultes d’éduquer, d’être fécond et de transmettre.
Et pourtant, les jeunes en quête d’identité ont besoin de pouvoir puiser aux trésors de sagesse accumulés par l’humanité. Rien n’empêche ceux-ci de faire par la suite leurs propres choix.
Personne ne peut à lui seul réinventer le monde ou inventer sa vie en faisant « tabula rasa » de l’expérience des générations passées.